En face de Buenos Aires, de l'autre
coté du Rio de la Plata, en Uruguay, se trouve la jolie petite ville
de Colonia. Cité coloniale importante, occupée successivement
par les Espagnols et les Portugais, visitée par les Anglais, les
Français et les Hollandais, elle fut supplantée par Buenos
Aires. La vieille ville a été exceptionnelement préservée,
et est devenue "patrimoine mondial de l'humanité". Si l'on
n'y croise plus les carrosses des seigneurs coloniaux, on y voit rouler
d'antiques automobiles datant - au moins - des années trente !
Nous quittons BA le 1er avril pour une courte navigation, à six,
avec Caroll, Jean-Luc et Marie Marie-Jeanne comme équipage d'appoint.
Traversée sans problèmes, bien qu'avec le vent dans le nez.
Pas de poisson pour nous en ce premier jour d'avril.
Nous sommes partis tôt et nous avons
bien fait : c'est le long week-end de Pâques, et de nombreux navigateurs
du dimanche, argentins surtout, viennent passer le week-end ici.
A l'arrivée, les formalités nous paraissent étonnamment
simple après les complications argentines. Méfiance,
méfiance…
Nous allons passer trois jours très
sympas dans ce petit coin calme (sauf son port, bondé), en perdant
des équipiers presque tous les jours : après deux jours,
c'est MJJL (les nos invités vedettes, backpakers de choc) qui s'en
rentrent à BA, franchissant, au prix d'un ferry raté, les
arcanes de l'administration Coloniesque : l'immigration du ferry exige
la preuve que nos camarades ont bien débarqués d'Ataram,
c'est-à-dire qu'ils sont bien arrivés de quelque part, ce
qui nous paraît une demande raisonnable. Autre bureau, autre
point de vue : l'immigration du port de plaisance prétend que ce
papier est inutile, et qu'en conséquence il ne leur sera pas délivré,
et que de même ils n'auront pas de cachet d'entrée dans leur
passeport. Une heure plus tard, nos camarades embarquent, munis du
papier conquis de haute lutte. L'épisode éveille un
peu notre méfiance… Pierre et Caroll doivent prendre le même
ferry pour BA dans quelques jours, Phil et moi continuant seuls vers Montevideo
et Punta del Este : qu'est ce qui nous attend ?
Ce qui nous attend ? Une bonne blague, le
poisson auquel on a échappé quelques jour plus tôt
: on refuse de nous laisser continuer à naviguer dans les eaux territoriales
si l'on ne peut pas produire un brevet certifiant de notre aptitude à
manœuvrer un yacht en haute mer. En l'absence de celui-ci, on ne
peut nous laisser partir pour Montevideo ou Punta, ou même quelqu'autre
destination brésilienne. Nous tenterons bien d'expliquer,
sans prétention, que venant du sud après quelques dizaines
de milliers de milles, peut-être avait-on démontré
une maîtrise suffisante de la manœuvre de notre yacht. Plus
juridiques, on a tenté d'expliquer au gros officier de la prefectura
uruguayenne que l'exigence de brevet ne pouvait s'appliquer à un
étranger, surtout quand celui-ci avait fait un demi-tour du monde,
traversant plein de contrées étrangères exigeant toutes
de multiples brevets pour leur nationaux, mais pas pour les visiteurs,
pour arriver jusque dans ses grotesques eaux nationales. Rien a faire.
La scène a déclenché l'hilarité dans la file
d'argentins qui attendaient leur tampon pour rentrer chez eux à
l'issue du week-end : sans être tous de grands navigateurs eux-mêmes
(c'est-à-dire des navigateurs s'éloignant de chez eux) ils
ont le sens marin. Et ils trouvaient très drôle qu'un
équipage arrivant des Malvinas, après le Cap Horn et les
canaux ne soit pas autorisé à parcourir les côtes uruguayennes
sur le terrible Rio de la Plata. Au fond, cela flattait leur sentiment
de supériorité vis-à-vis des uruguayens; la même
scène à Nieuwport avec un public de plaisanciers français
n'aurait pas produit des effets différents… Un peu condescendants
pour ces gentils sauvages accrochés à leur règlement
- le gros poussah d'officier ayant fini par reconnaître que tout
cela était sans doute "stupido", mais que c'etait quand même,
et néanmoins, le "reglemento" - les argentins nous suggérèrent
de retourner dans leur belle capitale nous faire faire des papiers tous
neufs nous permettant le départ pour le paradis brésiliens.
Après tout, c'était en face,
et Anne, mère du Piet, y atterrisait deux jours plus tard.
On lui épargna un ferry, on
s'épargna de la salive, qui compte
triple chez nous quand elle sert à produire de l'espagnol.
On est donc rentré, non sans avoir confirmé à l'officiel
son diagnostic sur la totale stupidité de la situation. Pour
ne pas clouer définitivement l'administration d'Uruguay au pilori,
précisons que sans doute, avec une maîtrise parfaite de la
langue de Cervantès, beaucoup de patience, et la volonté
de demander à parler toujours à un plus gradé jusqu'à
avoir satisfaction, il devait être possible de s'en tirer autrement
qu'en faisant demi-tour. Enfin, il est probable aussi que si nous
avions été un équipage formé, personne ne débarquant
ou n'embarquant en Uruguay, on aurait pu se passer de l'autorisation des
cyclothymiques de Colonia, et continuer vers l'Est en comptant sur la compréhension
des administrations portuaires des autres ports du pays… Mais on devait
lâcher Caroll, embarquer Anne, et arriver avec des papiers en ordre
face à l'administration brésilienne, dont la réputation
tatillonne était parvenue jusqu'à nos oreilles, colportées
même par les guides nautiques.
Pierre et Caroll ayant choisi de profiter
encore de la quiétude de Colonia, nous rentrons Phil et moi, au
près bien entendu, bien que nous fassions le trajet inverse d'il
y a trois jours. Notre retour, le dimanche à la tombée
de la nuit, mis en évidence les traits de caractères de nos
camarades Claude et Margot : Margot nous repérant se pincant et
hurlant "Claude c'est incroyable, on dirait Ataram", tandis que Claude,
déjà blasé, ou meilleur expert en Ataramiens et ataramiades
se contentait d'un "ah ouai ? Ben on va leur prendre les bouts alors".
En fait, il ne se contentèrent pas de ça, puisqu'ils nous
nourrirent aussi ce soir là.
Les deux jours de plus à Buenos Aires
ne furent pas difficiles à occuper, entre les Voyous, l'arrivée
de Anne, le départ de Caroll, un bonjour à JL-JM, toujours
à BA, et un adieu à Pato (la reine de la nuit...).
Avec l'expérience de la paperasserie
argentine acquise lors du faux départ, nous mîmes moins d'une
matinée à refaire tout le circuit, et nous pûmes quitter
BA avec Anne à bord, direction Florianopolis, Brazil, non sans avoir
doté Eric, capitaine officiel pour l'administration, d'un très
beau brevet de patron de yacht, délivré par le Yacht Club
Royal de Belgique, en couleur, plastifié avec photo, numéro,
haut patronage de sa majesté Albert, sa sainteté le cardinal
de Malines-Bruxelles, le fantôme de Patrick Van God, et le soutien
de tous les frères de la côte belges. Généreux,
nous avons doté Claude du même document, qu'il étrennera
avec succès quelques jours plus tard à Colonia.
Après deux jours et une nuit de navigation,
essentiellement au moteur sur les eaux boueuses du Rio de la Plata, nous
arrivons en fin de journée devant Punta del Este. C'est d'ici
que part, dans deux jours, la quatrième étape d'Around alone,
course autour du monde en solitaire, et en escale, dont nous avons déjà
croisé la route, dans le coin du Cap Horn, et aux Falkland ; Soldini,
leader de la course, passant le Horn quand nous y étions, et Thiercelin,
second, faisant escale à Port Stanley pour poser un nouveau mât,
alors que nous y visitions ses pubs et ses moutons. On a bien
envie de voir toutes ses machines de courses, et se lancer avec eux dans
la remontée de l'Atlantique… Courte hésitation, puis,
hop, on décide d'y aller. On se glisse dans le port à
la nuit tombante, et échaudé par notre escale précédente,
on ne dit rien à personne pendant les deux jours qui précèdent
le départ de la course, visitant cette station balnéaire
de luxe, tout-à-fait vide en cette fin de saison. Etrange
ambiance, que cette veille de départ d'une course autour du monde,
dans une cité manifestement pas fascinée par l'évènement,
la présence de ces curieux bateaux donnant juste prétexte
à une ballade sur les quais. On croise les skippers dans les rares
restaurants ouverts, certains accompagnés, d'autres, formant des
couples ou des trios de navigateurs déjà solitaires.
C'est sur les quais, parmi les badauds, que l'on y rencontrera James, dit
Germain (à moins que ce ne soit l'inverse), suisse chercheur d'or
(c'est-à-dire, géologue voyageur, ayant bossé en Afrique
pour des sociétés minières) s'offrant une petite ballade
autour du monde.
En somme, rien de fou, on prépare
nous aussi notre départ, en inspectant les "thoniers" des premiers
: ces grands 60 pieds dits "open", car dessinés pour la course au
large (dessinés d'ailleurs tous par le même cabinet d'architectes)
possèdent désormais tous des barres de flèches au
niveau du pied de mât, qui leur donne l'allure de thoniers tirant
leurs lignes au bout de longs tangons. Mais il n'y a pas que ces
géants à s'élancer. Même dessin, et même
technologie, il y a les 50 pieds moderne. Mais il y aussi des bateaux moins
extrêmes, presque ordinaires, à peine améliorés
pour la course. Tous les skippers forment un petit monde qui s'entend
bien, au vu de la conférence de presse à laquelle nous irons
assister, attendant le départ.