Journées du 1er au 9 avril 1999 : Buenos Aires - Colonia - BA - Punta del Este
 
En face de Buenos Aires, de l'autre coté du Rio de la Plata, en Uruguay, se trouve la jolie petite ville de Colonia. Cité coloniale importante, occupée successivement par les Espagnols et les Portugais, visitée par les Anglais, les Français et les Hollandais, elle fut supplantée par Buenos Aires.  La vieille ville a été exceptionnelement préservée, et est devenue "patrimoine mondial de l'humanité".  Si l'on n'y croise plus les carrosses des seigneurs coloniaux, on y voit rouler d'antiques automobiles datant - au moins - des années trente !  Nous quittons BA le 1er avril pour une courte navigation, à six, avec Caroll, Jean-Luc et Marie Marie-Jeanne comme équipage d'appoint.  Traversée sans problèmes, bien qu'avec le vent dans le nez.  Pas de poisson pour nous en ce premier jour d'avril.   

Nous sommes partis tôt et nous avons bien fait : c'est le long week-end de Pâques, et de nombreux navigateurs du dimanche, argentins surtout, viennent passer le week-end ici.  A l'arrivée, les formalités nous paraissent étonnamment simple après les complications argentines.  Méfiance, méfiance… 

Nous allons passer trois jours très sympas dans ce petit coin calme (sauf son port, bondé), en perdant des équipiers presque tous les jours : après deux jours, c'est MJJL (les nos invités vedettes, backpakers de choc) qui s'en rentrent à BA, franchissant, au prix d'un ferry raté, les arcanes de l'administration Coloniesque : l'immigration du ferry exige la preuve que nos camarades ont bien débarqués d'Ataram, c'est-à-dire qu'ils sont bien arrivés de quelque part, ce qui nous paraît une demande raisonnable.  Autre bureau, autre point de vue : l'immigration du port de plaisance prétend que ce papier est inutile, et qu'en conséquence il ne leur sera pas délivré, et que de même ils n'auront pas de cachet d'entrée dans leur passeport.  Une heure plus tard, nos camarades embarquent, munis du papier conquis de haute lutte.  L'épisode éveille un peu notre méfiance… Pierre et Caroll doivent prendre le même ferry pour BA dans quelques jours, Phil et moi continuant seuls vers Montevideo et Punta del Este : qu'est ce qui nous attend ? 

Ce qui nous attend ? Une bonne blague, le poisson auquel on a échappé quelques jour plus tôt : on refuse de nous laisser continuer à naviguer dans les eaux territoriales si l'on ne peut pas produire un brevet certifiant de notre aptitude à manœuvrer un yacht en haute mer.  En l'absence de celui-ci, on ne peut nous laisser partir pour Montevideo ou Punta, ou même quelqu'autre destination brésilienne.  Nous tenterons bien d'expliquer, sans prétention, que venant du sud après quelques dizaines de milliers de milles, peut-être avait-on démontré une maîtrise suffisante de la manœuvre de notre yacht.  Plus juridiques, on a tenté d'expliquer au gros officier de la prefectura uruguayenne que l'exigence de brevet ne pouvait s'appliquer à un étranger, surtout quand celui-ci avait fait un demi-tour du monde, traversant plein de contrées étrangères exigeant toutes de multiples brevets pour leur nationaux, mais pas pour les visiteurs,  pour arriver jusque dans ses grotesques eaux nationales.  Rien a faire.  La scène a déclenché l'hilarité dans la file d'argentins qui attendaient leur tampon pour rentrer chez eux à l'issue du week-end : sans être tous de grands navigateurs eux-mêmes (c'est-à-dire des navigateurs s'éloignant de chez eux) ils ont le sens marin.  Et ils trouvaient très drôle qu'un équipage arrivant des Malvinas, après le Cap Horn et les canaux ne soit pas autorisé à parcourir les côtes uruguayennes sur le terrible Rio de la Plata.  Au fond, cela flattait leur sentiment de supériorité vis-à-vis des uruguayens; la même scène à Nieuwport avec un public de plaisanciers français n'aurait pas produit des effets différents…  Un peu condescendants pour ces gentils sauvages accrochés à leur règlement - le gros poussah d'officier ayant fini par reconnaître que tout cela était sans doute "stupido", mais que c'etait quand même, et néanmoins, le "reglemento" - les argentins nous suggérèrent de retourner dans leur belle capitale nous faire faire des papiers tous neufs nous permettant le départ pour le paradis brésiliens.   

Après tout, c'était en face, et Anne, mère du Piet, y atterrisait deux jours plus tard.  On lui épargna un ferry, on  
s'épargna de la salive, qui compte triple chez nous quand elle sert à produire de l'espagnol.  On est donc rentré, non sans avoir confirmé à l'officiel son diagnostic sur la totale stupidité de la situation.  Pour ne pas clouer définitivement l'administration d'Uruguay au pilori, précisons que sans doute, avec une maîtrise parfaite de la langue de Cervantès, beaucoup de patience, et la volonté de demander à parler toujours à un plus gradé jusqu'à avoir satisfaction, il devait être possible de s'en tirer autrement qu'en faisant demi-tour.  Enfin, il est probable aussi que si nous avions été un équipage formé, personne ne débarquant ou n'embarquant en Uruguay, on aurait pu se passer de l'autorisation des cyclothymiques de Colonia, et continuer vers l'Est en comptant sur la compréhension des administrations portuaires des autres ports du pays… Mais on devait lâcher Caroll, embarquer Anne, et arriver avec des papiers en ordre face à l'administration brésilienne, dont la réputation tatillonne était parvenue jusqu'à nos oreilles, colportées même par les guides nautiques.  

Pierre et Caroll ayant choisi de profiter encore de la quiétude de Colonia, nous rentrons Phil et moi, au près bien entendu, bien que nous fassions le trajet inverse d'il y a trois jours.  Notre retour, le dimanche à la tombée de la nuit, mis en évidence les traits de caractères de nos camarades Claude et Margot : Margot nous repérant se pincant et hurlant "Claude c'est incroyable, on dirait Ataram", tandis que Claude, déjà blasé, ou meilleur expert en Ataramiens et ataramiades se contentait d'un "ah ouai ?  Ben on va leur prendre les bouts alors".  En fait, il ne se contentèrent pas de ça, puisqu'ils nous nourrirent aussi ce soir là.  

Les deux jours de plus à Buenos Aires ne furent pas difficiles à occuper, entre les Voyous, l'arrivée de Anne, le départ de Caroll, un bonjour à JL-JM, toujours à BA, et un adieu à Pato (la reine de la nuit...).   

Avec l'expérience de la paperasserie argentine acquise lors du faux départ, nous mîmes moins d'une matinée à refaire tout le circuit, et nous pûmes quitter BA avec Anne à bord, direction Florianopolis, Brazil, non sans avoir doté Eric, capitaine officiel pour l'administration, d'un très beau brevet de patron de yacht, délivré par le Yacht Club Royal de Belgique, en couleur, plastifié avec photo, numéro, haut patronage de sa majesté Albert, sa sainteté le cardinal de Malines-Bruxelles, le fantôme de Patrick Van God, et le soutien de tous les frères de la côte belges.  Généreux, nous avons doté Claude du même document, qu'il étrennera avec succès quelques jours plus tard à Colonia. 
  

Après deux jours et une nuit de navigation, essentiellement au moteur sur les eaux boueuses du Rio de la Plata, nous arrivons en fin de journée devant Punta del Este.  C'est d'ici que part, dans deux jours, la quatrième étape d'Around alone, course autour du monde en solitaire, et en escale, dont nous avons déjà croisé la route, dans le coin du Cap Horn, et aux Falkland ; Soldini, leader de la course, passant le Horn quand nous y étions, et Thiercelin, second, faisant escale à Port Stanley pour poser un nouveau mât, alors que nous y visitions ses pubs et ses moutons.   On a bien envie de voir toutes ses machines de courses, et se lancer avec eux dans la remontée de l'Atlantique…  Courte hésitation, puis, hop, on décide d'y aller.  On se glisse dans le port à la nuit tombante, et échaudé par notre escale précédente, on ne dit rien à personne  pendant les deux jours qui précèdent le départ de la course, visitant cette station balnéaire de luxe, tout-à-fait vide en cette fin de saison.  Etrange ambiance, que cette veille de départ d'une course autour du monde, dans une cité manifestement pas fascinée par l'évènement, la présence de ces curieux bateaux donnant juste prétexte à une ballade sur les quais. On croise les skippers dans les rares restaurants ouverts, certains accompagnés, d'autres, formant des couples ou des trios de navigateurs déjà solitaires.  C'est sur les quais, parmi les badauds, que l'on y rencontrera James, dit Germain (à moins que ce ne soit l'inverse), suisse chercheur d'or (c'est-à-dire, géologue voyageur, ayant bossé en Afrique pour des sociétés minières) s'offrant une petite ballade autour du monde. 

En somme, rien de fou, on prépare nous aussi notre départ, en inspectant les "thoniers" des premiers : ces grands 60 pieds dits "open", car dessinés pour la course au large (dessinés d'ailleurs tous par le même cabinet d'architectes) possèdent désormais tous des barres de flèches au niveau du pied de mât, qui leur donne l'allure de thoniers tirant leurs lignes au bout de longs tangons.  Mais il n'y a pas que ces géants à s'élancer.  Même dessin, et même technologie, il y a les 50 pieds moderne. Mais il y aussi des bateaux moins extrêmes, presque ordinaires, à peine améliorés pour la course.  Tous les skippers forment un petit monde qui s'entend bien, au vu de la conférence de presse à laquelle nous irons assister, attendant le départ.