Le lendemain
il fait brumeux, gris, et le vent du sud se renforce dès qu’on est
parti. Avec le courant à contre, on fait du surplace, en étant
solidement secoué en plus. On a une mourante à bord,
deux ris, et le génois tout petit petit. On renonce au combat
assez tôt, après 15 milles parcouru en cinq heures…
On mouille dans l’estero Ogder, garanti « bullet proof »(à
l’épreuve des balles) par les notes dont nous disposons. Vu le vent,
on mouille quelques kilomètres de chaîne, dans quelques mètres
d’eau. Le soir, à marée basse, on a 3 mètres
sous la coque, et il n’y a plus un pet de vent. On a l’air malin
avec dix fois la hauteur d’eau de chaîne...
Départ à
l’aube. Pétole. Dix milles au moteur, les voiles hissées
pour appeler le vent du nord que semble prédire le baro en chute
libre. Mais après le paso Quesahuen, qui sépare l’estero
Elefantes du Golfo du même nom, le vent se lève, très
sérieusement. Tellement que l’on renonce à
embouquer le chenal menant à la Lagune. La caleta Gualas nous
tend les bras. Un des bras du glacier San Raphaël se jette dans cette
petite baie. Il est midi, fait mauvais, on regarde le baro tomber.
On va le regarder toute
la journée…Il perd 20 millibars en 24 heures. Le vent repasse
au sud, alors qu’il baisse encore, laissant croire que le front n’a pas
fini de passer.
Le dimanche après-midi,
après deux-trois belles chutes de grêle, on décide
d’aller voir comment c’est dehors…C’est tout vu, le vent du sud est maintenant
aussi fort que son copain du nord d’hier. On a vite fait de faire
demi-tour. Bah, de toute façon, fallait changer de place,
le mouillage choisi pour se protéger du vent du nord ne convenant
plus à une tourmente méridionale.
Pour se consoler, on
entreprend, sous une tempête de grêle, une excursion à
terre, dans la direction du glacier. Cela veut dire dans l’estuaire
du Rio Gualas, où nous pataugeaons une heure ou deux sur des terres
semi-immergées. Arrivé sur du dur, on trouve une cabane.
Damned, nous ne sommes pas les premiers à poser le pied ici !
Retour piteux au bateau, toujours à la rame (une demi-heure aller,
une autre retour ; on paie le vol du moteur…).
Ces conditions paraissent
dures, et le sont sans doute un peu, mais elles font partie du décor.
Et elles ajoutent à celui-ci. Les nuages qui passent rapidement
dessinent des vues sans cesse différentes. Ils noient certains
monts dans le brouillard, en dévoilent d’autres, en dessinent de
faux. On ne voit jamais la même chose toute la journée.
Et heureusement en fait. Car le décor, nu, perdrait sans doute
de son intérêt en quelques jours. En effet, à une même
latitude, les canaux se ressemblent tous un peu : larges ou moins larges
voies d’eau plus ou moins agités, bordées de collines plus
ou moins hautes, et plus ou moins escarpées mais toujours intégralement
recouvertes de forêts de pins impénétrables. Le paysage
ne change que quand on descend, les monts étant de plus en plus
pelés. Les conditions météorologiques dessinent
donc un paysage mouvant, qui est une des beautés de la région.
Mais le baro repart
parfois vers le haut ! C’est le cas aujourd’hui, après notre promenade.
Peut-être que demain les portes de la Laguna vont s’ouvrir à
Ataram.
A 6 h 30, un Eric énervé
réveille Pierre sous le crachin pour lui dire que c’est maintenant
ou jamais. Pierre, un peu décontenancé mais très
zen se contente de demander quelque minute d’accalmie pour mettre un peu
d’eau dans le circuit de refroidissement de son Perkins, puis on est parti.
Le temps est complètement
bouché. A l’entrée du chenal, deux bateaux de croisière
pour touristes sont mouillés. Qu’est-ce qu’ils attendent ?
Le beau temps ? Notre passage semble donner le signal du départ.
Ils nous dépassent dans le chenal, nous évitant par la même
un échouage en nous montrant le chemin à suivre, qui n’est
pas tout à fait celui qu’envisageait le barreur, contre l’avis du
navigateur (l’un et l’autre étant cependant d’accord pour passer
du mauvais côté des bouées… ).
Au milieu du chenal,
dernier épisode du feuilleton : le courant de marée se fait
tellement fort qu’on l’étale à peine. P…de etc…etc…Elle
se fait désirer la laguna. On mouille donc au milieu du chenal
en attendant la renverse. De gros glaçons passent autour de
nous.
Mais la renverse se
produit, et sonnez trompettes, battez tambours, Ataram rentre dans la laguna
San Raphaël. On ne voit rien…que quelques beaux gros
glaçons bleutés qui flottent, immobiles, dans la grisaille.
On prend la direction du glacier. Pluie et grêle alternent,
on doit voir à deux cent mètres. On commence à
slalomer entre les growlers (les gros glaçons bleutés détachés
du glacier). Lentement, très lentement, on commence à
apercevoir ce qui semble être la limite entre la montagne, noire,
et le glacier…ben oui, blanc.
Bientôt, ça
y est, c’est lui ! Très impressionnant, même dans cette
brume, peut-être surtout dans cette brume. Le spectacle est
vraiment surréaliste. On jurerait que le glacier lui-même
illumine la scène, produisant
de la lumière bleutée (c’est en fait la seule couleur
du spectre qu’il reflète). Il y a autour de nous trois bateaux
de touristes, un catamaran rapide qui fait des visites à la journée,
et deux navires qui font des croisières de quelques jours.
On a droit à des salutations multiples.
Nous restons quelques
heures à nous laisser dériver devant le glacier. Puis,
quand les touristes s’en vont, on profite de la route libre que trace les
gros bateaux dans le début de brash (eau encombrée de nombreux
glaçons, qui se touchent) qui s’est formé pendant notre rêverie.
Bien sûr, on est assez vite distancé. Quand nous arrivons
à la sortie, la marée, bien sûr, nous est encore contraire.
Il faut attendre la fin de la soirée. Tant qu’à faire,
nous décidons de mouiller dans la lagune. Peut-être
même que demain, on verra le glacier d’ici ? Le seul problème
ce peut être les glaçons qui viendraient nous cogner pendant
la nuit. Mais le vent est plutôt calme maintenant, et le courant
ne les mène pas vers nous. So, bonne nuit les petits…
L’espoir parfois est
récompensé ! Ce matin, on voit toute la lagune ; le
glacier San Raphaël, toutes les collines qui bordent l’étendue
d’eau, et même, tout au fond, un deuxième bras du glacier,
qui arrive maintenant jusqu’à l’eau. Heureux, on est
! On en profite pour prendre des photos d’Ataram
dans les glaçons.
Et puis on profite
de la marée descendante pour sortir. Bientôt, puisqu’on
va au Nord, un vent de la même direction se lève, trop fort
pour qu’on l’étale au moteur : on tire des bords dans le canal Elephantes.
On ira courageusement jusqu’à notre mouillage « bullet proof
» d’il y a quelques jours : estero Ogder. Nous croisons un
voilier chilien, qui s’en va admirer la lagune, poussé lui par le
vent, et même le courant qui a tourné, et nous est donc contraire.
Chançards !
Le lendemain, mêmes
conditions, on essaie de progresser en faisant les rusés les longs
des côtes, au moteur appuyé par la grand-voile (et inversément).
Beaucoup plus tard, nous voilà de retour à Puerto Bonito,
où l’on apprend à faire clairement la nuance entre «
bonito » et « bueno » ; ce qui est beau n’est pas forcément
bon. L’ancre ne tient pas bien sur un mauvais fond, elle chasse,
c’est-à-dire qu’elle glisse, lentement, emmenée par le bateau.
Au bout de trois heures, nous sommes au milieu de la baie, alors que nous
avons mouillé sous les falaises, au nord. Il est temps de
sortir dans la tourmente, remonter l’ancre (à la main, histoire
de faire un peu d’exercice – et d’économiser les batteries, car
quelque chose nous dit qu’on en a pas fini avec nos exercices de mouillages.
Et en effet, on va s’amuser…Finalement, on va affourcher, c’est-à-dire
mettre deux ancres, dont les lignes sont séparées par au
moins dix degrés (pour affronter un vent fort constant en direction),
ou plus (pour faire face à des rafales de différentes directions),
jusqu’à 180° quand on mouille dans une rivière, pour
que le bateau n’aille pas toucher les berges en tournant autour de son
ancre unique sous l’effet du courant ou du vent.
Enfin, paré
pour la nuit.