Journées du 1 au 7 janvier 1999 : Vers l'inaccesible Laguna San Raphaël
 
Le lendemain il fait brumeux, gris, et le vent du sud se renforce dès qu’on est parti.  Avec le courant à contre, on fait du surplace, en étant solidement secoué en plus.  On a une mourante à bord, deux ris, et le génois tout petit petit.  On renonce au combat assez tôt, après 15 milles parcouru en cinq heures…  On mouille dans l’estero Ogder, garanti « bullet proof »(à l’épreuve des balles) par les notes dont nous disposons. Vu le vent, on mouille quelques kilomètres de chaîne, dans quelques mètres d’eau.  Le soir, à marée basse, on a 3 mètres sous la coque, et il n’y a plus un pet de vent.  On a l’air malin avec dix fois la hauteur d’eau de chaîne... 

Départ à l’aube.  Pétole.  Dix milles au moteur, les voiles hissées pour appeler le vent du nord que semble prédire le baro en chute libre.  Mais après le paso Quesahuen, qui sépare l’estero Elefantes du Golfo du même nom, le vent se lève, très sérieusement.    Tellement que l’on renonce à embouquer le chenal menant à la Lagune.  La caleta Gualas nous tend les bras. Un des bras du glacier San Raphaël se jette dans cette petite baie.  Il est midi, fait mauvais, on regarde le baro tomber.  

On va le regarder toute la journée…Il perd 20 millibars en 24 heures.  Le vent repasse au sud, alors qu’il baisse encore, laissant croire que le front n’a pas fini de passer.  

Le dimanche après-midi, après deux-trois belles chutes de grêle, on décide d’aller voir comment c’est dehors…C’est tout vu, le vent du sud est maintenant aussi fort que son copain du nord d’hier.  On a vite fait de faire demi-tour.  Bah, de toute façon, fallait changer de place, le mouillage choisi pour se protéger du vent du nord ne convenant plus à une tourmente méridionale. 

Pour se consoler, on entreprend, sous une tempête de grêle, une excursion à terre, dans la direction du glacier.  Cela veut dire dans l’estuaire du Rio Gualas, où nous pataugeaons une heure ou deux sur des terres semi-immergées.  Arrivé sur du dur, on trouve une cabane.  Damned, nous ne sommes pas les premiers à poser le pied ici !  Retour piteux au bateau, toujours à la rame (une demi-heure aller, une autre retour ; on paie le vol du moteur…).  

Ces conditions paraissent dures, et le sont sans doute un peu, mais elles font partie du décor.  Et elles ajoutent à celui-ci. Les nuages qui passent rapidement dessinent des vues sans cesse différentes.  Ils noient certains monts dans le brouillard, en dévoilent d’autres, en dessinent de faux.  On ne voit jamais la même chose toute la journée.  Et heureusement en fait.  Car le décor, nu, perdrait sans doute de son intérêt en quelques jours. En effet, à une même latitude, les canaux se ressemblent tous un peu : larges ou moins larges voies d’eau plus ou moins agités, bordées de collines plus ou moins hautes, et plus ou moins escarpées mais toujours intégralement recouvertes de forêts de pins impénétrables. Le paysage ne change que quand on descend, les monts étant de plus en plus pelés.  Les conditions météorologiques dessinent donc un paysage mouvant, qui est une des beautés de la région. 

Mais le baro repart parfois vers le haut ! C’est le cas aujourd’hui, après notre promenade.  Peut-être que demain les portes de la Laguna vont s’ouvrir à Ataram. 

A 6 h 30, un Eric énervé réveille Pierre sous le crachin pour lui dire que c’est maintenant ou jamais.  Pierre, un peu décontenancé mais très zen se contente de demander quelque minute d’accalmie pour mettre un peu d’eau dans le circuit de refroidissement de son Perkins, puis on est parti.  

Le temps est complètement bouché.  A l’entrée du chenal, deux bateaux de croisière pour touristes sont mouillés.  Qu’est-ce qu’ils attendent ?  Le beau temps ?  Notre passage semble donner le signal du départ.  Ils nous dépassent dans le chenal, nous évitant par la même un échouage en nous montrant le chemin à suivre, qui n’est pas tout à fait celui qu’envisageait le barreur, contre l’avis du navigateur (l’un et l’autre étant cependant d’accord pour passer du mauvais côté des bouées… ). 

Au milieu du chenal, dernier épisode du feuilleton : le courant de marée se fait tellement fort qu’on l’étale à peine.  P…de etc…etc…Elle se fait désirer la laguna.  On mouille donc au milieu du chenal en attendant la renverse.  De gros glaçons passent autour de nous.  

Mais la renverse se produit, et sonnez trompettes, battez tambours, Ataram rentre dans la laguna San Raphaël.  On ne voit rien…que quelques beaux gros glaçons bleutés qui flottent, immobiles, dans la grisaille.  On prend la direction du glacier.  Pluie et grêle alternent, on doit voir à deux cent mètres.  On commence à slalomer entre les growlers (les gros glaçons bleutés détachés du glacier).  Lentement, très lentement, on commence à apercevoir ce qui semble être la limite entre la montagne, noire, et le glacier…ben oui, blanc. 

Bientôt, ça y est, c’est lui !  Très impressionnant, même dans cette brume, peut-être surtout dans cette brume.  Le spectacle est vraiment surréaliste.  On jurerait que le glacier lui-même illumine la scène, produisant de la lumière bleutée (c’est en fait la seule couleur du spectre qu’il reflète).  Il y a autour de nous trois bateaux de touristes, un catamaran rapide qui fait des visites à la journée, et deux navires qui font des croisières de quelques jours.  On a droit à des salutations multiples. 

Nous restons quelques heures à nous laisser dériver devant le glacier.  Puis, quand les touristes s’en vont, on profite de la route libre que trace les gros bateaux dans le début de brash (eau encombrée de nombreux glaçons, qui se touchent) qui s’est formé pendant notre rêverie.  Bien sûr, on est assez vite distancé.  Quand nous arrivons à la sortie, la marée, bien sûr, nous est encore contraire.  Il faut attendre la fin de la soirée.  Tant qu’à faire, nous décidons de mouiller dans la lagune.  Peut-être même que demain, on verra le glacier d’ici ?  Le seul problème ce peut être les glaçons qui viendraient nous cogner pendant  la nuit.  Mais le vent est plutôt calme maintenant, et le courant ne les mène pas vers nous.  So, bonne nuit les petits… 

L’espoir parfois est récompensé !  Ce matin, on voit toute la lagune ; le glacier San Raphaël, toutes les collines qui bordent l’étendue d’eau, et même, tout au fond, un deuxième bras du glacier, qui arrive maintenant jusqu’à  l’eau.  Heureux, on est !  On en profite pour prendre des photos d’Ataram dans les glaçons.  

Et puis on profite de la marée descendante pour sortir.  Bientôt, puisqu’on va au Nord, un vent de la même direction se lève, trop fort pour qu’on l’étale au moteur : on tire des bords dans le canal Elephantes.  On ira courageusement jusqu’à notre mouillage « bullet proof » d’il y a quelques jours : estero Ogder.  Nous croisons un voilier chilien, qui s’en va admirer la lagune, poussé lui par le vent, et même le courant qui a tourné, et nous est donc contraire.  Chançards ! 
 

Le lendemain, mêmes conditions, on essaie de progresser en faisant les rusés les longs des côtes, au moteur appuyé par la grand-voile (et inversément).  Beaucoup plus tard, nous voilà de retour à Puerto Bonito, où l’on apprend à faire clairement la nuance entre « bonito » et « bueno » ; ce qui est beau n’est pas forcément bon.  L’ancre ne tient pas bien sur un mauvais fond, elle chasse, c’est-à-dire qu’elle glisse, lentement, emmenée par le bateau.  Au bout de trois heures, nous sommes au milieu de la baie, alors que nous avons mouillé sous les falaises, au nord.  Il est temps de sortir dans la tourmente, remonter l’ancre (à la main, histoire de faire un peu d’exercice – et d’économiser les batteries, car quelque chose nous dit qu’on en a pas fini avec nos exercices de mouillages.  Et en effet, on va s’amuser…Finalement, on va affourcher, c’est-à-dire mettre deux ancres, dont les lignes sont séparées par au moins dix degrés (pour affronter un vent fort constant en direction), ou plus (pour faire face à des rafales de différentes directions), jusqu’à 180° quand on mouille dans une rivière, pour que le bateau n’aille pas toucher les berges en tournant autour de son ancre unique sous l’effet du courant ou du vent. 

Enfin, paré pour la nuit.