Journées du 8 au 14 janvier 1999 : Peñas sans peine
 
On n'est pas sur la plage ! Notre affourchage a tenu !  Mais malgré une remontée du baro, le vent du nord n’a pas fini de se défouler.  On va attendre un peu… 

Notre but : remonter jusqu’à Puerto Chacabuco, déposer Anne et Robert, qui n’avaient pas prévu que l’aller-retour à la lagune serait aussi long, et qui n’ont plus le temps de nous accompagner plus bas.  D’autant qu’on ne sait pas combien de temps il nous faudra attendre des conditions favorables pour passer le Golfe de Penas. 

On va mettre deux jours pour aller jusque là, s’offrant une nuit dans un mouillage « custom » dans une jolie rivière, non sondée sur les cartes, et dont le fond s’avère être de la roche, sur laquelle bien sûr notre ancre ne croche pas.  Après s’être autant détruit le dos en une heure qu’en une demi-saison de rugby, on se décide à mettre deux ancres, beaucoup de chaîne pour faire du poids, instaurer des quarts de mouillage, et demander à Eole d’être clément.  Il le sera. 

Le lendemain, on est à Puerto Chacabuco.  Ce très petit village est  le port de Puerto Aysen, qui se trouve en amont sur le Rio qui s’est ensablé, privant la ville de communication maritime.  Ce n’est donc pas très très vivant…C’est pourtant un port de commerce, et un port de tourisme, puisque c’est le départ des excursions pour la laguna San Raphaël, et une escale du « Navimag », le bateau qui parcours les canaux de Puerto Montt à Puerto Natales.  C’est aussi, bien sûr, comme le moindre village du coin, un port de pêche. Mais pas un port de yacht !  Rien n’est prévu pour nous, et on s’amarre à  couple d’un gros chalutier, qui nous donnera gentiment de l’eau potable.  Mais on apprendra qu’un voilier nous a précédé, de trois jours seulement : Plum, Swan de 65 pieds (les Swan sont la Rolls des voiliers, même construction et finition parfaites, même ordre de prix…), italien. 

Le fuel fait, amarré à une barge des travaux publics, nous accompagnons nos équipiers sur le départ à Aysen, histoire de voir un peu d’animation…De ce coté là, c’est raté…Ce n’est plus un village de pêcheur, mais ça n’est pas encore la ville…On essuie deux échecs successifs, l’un en tentant de prendre une douche chaude dans un hôtel (en payant et tout…) : le chauffe-eau est en panne ; l’autre en tentant d’aller au resto : il ferme au moment même où l’on pensait y aller, c’est le seul de la ville…Bah, il nous reste à faire nos courses, et à nous réfugier dans un café qui sert de mauvais hot-dogs mais de bonnes bières (l’ « Austral », la bière brassée au plus sud du monde). 

Le lendemain à l’aube, matelots Piet et Riquet larguent les amarres avec la ferme envie de faire de la route : le baro est haut, très haut, il faut en profiter pour arriver à Penas le plus vite possible.  On est le 9 janvier, on a rendez-vous avec le Phil à Puerto Eden le 15, si du moins il trouve une place de bateau, ce qui n’a pas l’air sûr (Puerto Eden est un bled en plein milieu des canaux, on ne s’y rend que par le Navimag.  Pourquoi avoir choisi ce lieu de rendez-vous ?  Bof, c’est un peu une Ataramiade, un peu les circonstances : sinon, c’était six jours plus tôt à Chacabuco, et abandonner Pat trop tôt, ou dix plus tard à Punta Arenas, seul).  

Donc, on fonce, le mord au dent, par un temps superbe : ciel tout bleu, grand soleil. Ataram fait bateau séchoir, tout est à l’extérieur : vêtements, couettes, essuies, serviettes, coussins, oreillers…ça surprend quelques pêcheurs que l’on croise... 

Les paysages, que l’on a déjà parcouru, sont complètement différent sous ce soleil.  On voit à 40 milles. En repassant devant le canal qui mène à laguna,  on aperçoit le glacier qui vient y vêler.  Et dire que l’on a jamais vu a plus de 3-4 milles pendant dix jours…A l’est, les sommets enneigés des Andes brillent derrière les monts couverts de végétation.  On voit pour la première fois tous les plans différents de collines qui s’échelonnent dans le lointain.  Parfois, on en compte huit ou neuf.  Quelques petits cumulus blancs viennent parsemer le bleu profond du ciel.  Une bonne brise de sud-ouest nous permet de faire un prés bon plein agréable.  C’est bon aussi le beau temps ! 

On va faire plus de 55 milles sur la journée, et aller se mouiller dans un superbe petit mouillage découvert par les copains de « Morgane » (que l’on a rencontré à Tahiti, qui ont fait les canaux à la voile pure sur un voilier de moins de dix mètres). Petite anse circulaire, avec accès par un chenal étroit.  On met un bout à terre, pour empêcher Ataram de bouger ; il n’aurait pas la place.  Voyou est aussi passé par ici, il y a maintenant plus d’un mois, et nous a fait un jeu de piste.  La piste débute à un pieux sur lequel est fichée une canette de Hinano, la bière de Tahiti, à la vahiné.  Elle mène à la plus haute colline du coin, en passant par une véritable jungle tapissée de mousse dans laquelle on s’enfonce parfois jusqu’au genoux Le paysage est superbe, c’est l’une des rares fois où l’on peut contempler le coin de plus haut que deux mètres au-dessus de l’eau.  D’habitude, la végétation est vraiment infranchissable, et s’étendait jusqu’à présent au sommet des collines.  Maintenant, ils commencent a être dégagés. 

On a le temps de maudire un peu les joyeux scouts, pendant la montée, mais en haut, dans un manche  balai creux, caché dans un buisson, on va trouver dans une farde en plastique un message d’encouragement à les rejoindre vite…  

Et le soir même, on a les Voyou ! Ils sont à l’île de Déception, dans les Shetlands du Sud, c’est-à-dire en Antarctique !  Ils ont traversés le détroit de Drake en trois jours, et viennent de s’offrir un bain dans les sources d’eau chaude… 

Ca entame un peu le moral des Ataramiens, qui se verraient bien là-bas. Mais chaque chose en son temps… 

Le lendemain, réveil à l’aube, et départ fissa pour profiter encore du beau temps.  On croise un gros chalutier à qui on demande des infos météos;  il vient de prendre son weatherfax, et nous dit « excellentes conditions pour passer Penas » (enfin, c’est ce qu’on comprend…).  Parfait, parfait, courrons-y à Penas, encore 60 milles !  Au bout d’une heure, notre pilote bien aimé, Gilles the king, fait des siennes ! Ca faisait longtemps ! La technique traditionnelle de démontage-nettoyage ne porte pas ses fruits immédiatement.  La première tentative de remise en marche est ponctué d’une jolie musique de bip-bip affolé, et d’un écran clignotant. Ca, c’est pire que jamais.  Pas grave, allons voir plus profond : aujourd’hui, démontage total !  Eric trouve un circuit imprimé coupé, qui a l’air d’avoir fondu !  Petit coup de soudure, remontage, et hop, on a récupéré Gilles !  

Pierre, qui a du rester à la barre tout le temps de la réparation, assez longuette, s’est taper un beau coup de soleil.  Mais il a fait l’essentiel du trajet menant à la Bahia Anna Pink, sortie des canaux pour aller faire Penas.  Il fait toujours beau, et le pêcheur a dit que c’était bon.  On va y aller… 

On se décide à dégonfler le dinghy, qui était entreposé sur le pont jusque là.  On a bien fait, dès qu’on passe la protection du cap qui nous isolait de cette ouverture vers l’ouest, vers le Pacifique, Ataram se met à danser quelques chose comme le pogo, balloté par un houle courte et brutale. Le vent monte de trois beaufort aussi.  Quelques minutes de bricolage, et nous voici sous 2 ris-trinquette à tirer des bords contre le vent et le courant…classique.  Mais au fur et à mesure que l’on avance, car l’on avance quand même, le vent se calme.  Il est extrêmement irrégulier, en force comme en direction, selon les ouvertures dans le relief.  On a même du mal à dire d’où il viendra quand on sera dehors. 

Quatre heures plus tard, on en fini avec les 15 milles de la bahia Anna Pink.  On continue à contourner la peninsule Skyring –du nom du carthographe de la Beagle, le bateau sur lequel se trouvait Darwin – mais côté océan cette fois.  Le baro descend mais on n’est pas contre un peu de nord.  On renonce donc au dernier refuge avant la haute mer : Puerto Refugio.  On est quand même quelque peu tendu.  C’est que le coin n’a pas très bonne réputation.  Penas, c’est un golfe de 60 milles, ouvert à l’ouest, qu’il faut emprunter obligatoirement pour passer du Nord au Sud ou inversement, car il interromps les canaux.  Et pour le rejoindre, il faut sortir en haute mer quelque 75 milles plus au nord, longer la cote et passer le Cabo Raper.  L’endroit est fouetté par la houle du grand sud, et, souvent, par les dépressions qui se forment plus sud, pour remonter sur la côte chilienne.  Cette conjonction d’éléments ont conduits les chiliens à choisir un doux nom pour leur Golfe : le Golfe des Peines… Et le Cabo Raper a hérité, sans doute comme de nombreux caps dangereux dans le monde, du surnom de petit Cap Horn.  Toute chose susceptible de faire naître une certaine appréhension dans le chef d’êtres normalement constitués qui entament ce passage sur un voilier, vous en conviendrez.  En décidant d’y aller, nous avons aussi décidé d’y aller vite.  Pas question d’attendre le vent.  Dès que l’on va moins vite à la voile que l’on ne le ferait au moteur, on appelle Perkins à la rescousse. 

Et justement, après avoir soufflé du Nord-Ouest pendant une heure, ce qui, conjugué avec la baisse du baro de tout à l’heure, nous a laissé penser qu’un petit front dépressionnaire arrivait nous pousser dans le dos, le vent vient de tomber.  On se retrouve au moteur, dans une mer pour le moins confuse.  C’est le mal de mer qu’il va falloir gérer, plus que tout, après ces semaines dans des canaux tout plats.   

Au milieu de la nuit, un vent du sud va se lever, et à l’aube, après avoir tiré des bords quelques heures, on devra aller se réfugier sous la protection, relative, du cap Raper pour envisager de passer le troisième ris, et préparer le tourmentin, enfin, préparer Ataram à son premier vrai gros baston, ou envisager d’aller se cacher dans une des petites criques qui nous tendent leurs rivages…Le temps de préparer le bateau, le vent est retombé !  On s’empresse donc de passer le cap, Ataram dansant plus que jamais sur une houle qui vient, à vue de nez, de trois directions différentes. 

On ne passe le cap que vers 13 heures, sous un ciel qui se recouvre après avoir laissé entrevoir le soleil pendant une heure.  On est contacté par le gardien du phare, avec qui Pierre entame une longue conversation…il devra avouer n’être pas hispanophone de naissance, et n’être qu’à la leçon 5 de son cours d’espagnol, ce qui fera beaucoup rire son interlocuteur en mal de papote.  Dans l’après-midi, on rentre dans le Golfe proprement dit.  Le vent s’est relevé, du nord, et se renforce, en tournant vers l’ouest.  Parfait !  On tangonne le génois, et nous voilà à la voile en train d’avaler Penas.   

Mais on ne va pas tout-à-fait assez vite.  On entre dans l’obscurité dans le canal Messier, accueilli par le radio du phare de l’île de San Pedro, très chaleureux lui aussi.  On a repéré un mouillage que l’on pense pouvoir rejoindre de nuit, si la lune nous aide un peu.  Mais elle va en être empêchée par un petit déluge déclenché par le passage du front qui nous a valu notre vent de Nord-Ouest.  Même de jour, on ne verrait pas à 100 mètres.  A taton, grâce au phare de San Pedro, on trouve pourtant la baie que l’on cherche, devinant vaguement l’ombre de la côte quand les fonds ne font plus que sept mètres…  L’ancre tombe, on pense déjà à un repos bien mérité.  Et là malédiction, elle glisse comme jamais elle n’a glissé.  Elle ne prend pas du tout, le fond doit être de roche pure !  Cette baie est pourtant nomenclaturée comme mouillage possible, une petite ancre dessinée en son milieu l’indique.  Après trois essais infructueux, il faut se rendre à l’évidence : pas question de dormir sur ancre ici avec le vent qu’il y a.  Tant qu’à rester éveiller, on décide d’essayer de rejoindre le canal Messier, qui est balisé de loin en loin par des phares, et de commencer à le descendre.  On doit pouvoir l’emprunter sans trop de difficulté, car en principe les secteurs des feux parent les dangers, ce qui signifie que quand on voit le feu, on ne peut pas être dans une zone dangereuse.  Mais les secteurs d’occultation des ces feux semblent être approximatifs, et on manque de se foutre sur un haut fond.  On repart au ralenti, et en arrondissant énormément ces marques lumineuses, on finit par embouquer le canal correctement.  Il n’y a plus qu’ à veiller sur le cap, en attendant d’apercevoir la prochaine balise lumineuse.   

Ha, on regrettera un peu notre radar cette nuit là ! Mais ça ne vaut pas encore les 800 $ du prix du magnetron… D’ailleurs, tout se passera bien, et à six heurs, crevés mais contents, on aperçoit la petite crique que l’on visait.  En plus, un gros coffre se trouve au milieu (un coffre, c’est une bouée, assurée au fond par des blocs de ciment ou quelques chose d’équivalent ; assez rare en Patagonie, mais le mouillage doit servir d’attente à de gros bateaux de pêches quand le temps est vraiment trop mauvais).  Il est un peu surdimensionné pour Ataram, mais on ne va pas faire la fine bouche…  

Prise de coffre donc, et gros dodo.  Journée récupération dans cette très jolie crique qu’inonde le soleil quand nous émergeons en début d’après-midi.  Le front est passé, le baro en pleine forme.  Une cascade se jette au fond de la crique, le bruit de l’eau est le seul que nous entendons.  Rien… 

On glande jusqu’au lendemain dix heures.  On largue notre coffre sous le soleil toujours présent, qui chauffe maintenant tellement que le teck en devient brûlant sous nos pieds nus.  Torses nus, mais avec casquettes anti-insolation, et, bien sûr, au moteur, on parcours la vingtaine de milles qui nous sépare de notre mouillage suivant.   

On laisse par le travers l’isla Van der Meulen, trace d’un compatriote, ou d’un voisin hollandais plus probablement…A quatre heures, nous pénétrons dans la célèbre caleta Connor.  Elle est célèbre pour  l'arbre sur lequel les bateaux de passage appliquent une plaque, généralement de bois, trace de leur passage, portant le nom du yacht, la date, parfois son port d’attache et les noms de l’équipage.  On se plie à la tradition, et on reproduit le logo d’Ataram sur une planche, en brûlant le bois.  Palme d’originalité pour nous, quant au motif, les autres s’étant contenté de mots.  C’est assez marrant de voir qui est passé là.  Y’a de tout, des japonais, des français, des américains, des néo-zélandais, des russes, des italiens, des canadiens, des chiliens, des polonais, et même des couples mixtes franco-américain voyageant sur bateau en alu : Voyou est passé en décembre.  Sous leur plaque, un pot de confiture avec un message pour nous.   Claude nous y raconte ce qu’il appelle sa « dernière ataramade » : après avoir utilisé une scie à sauter pour découper sa plaque commémorative, il n’a pas voulu déposer la lame chaude sur le pont mouillé de son bateau, et l’a donc mise…en bouche ! Il a les lèvres de Mick Jagger.  Un mot de Margot nous informe que ça ne lui va pas si mal…Et, surprise, dans le pot à confiture, un autre papier : c’est les marins de Plum, le Swan italien qui nous précède. Ils sont bretons ! Ils ont lu  le mot de Claude et Margot, et ravi de trouver du français, ils ont rajouté le leur ! Trois jours d’avance, les retrouvera t-on ?  Ils accompagnent trois italiens, les propriétaires (ben oui, à partir d’une certaine taille, et d’un certain budget, on confie la manœuvre à des professionnels…).  A Puerto Eden, on apprendra par le livre des visiteurs qu’ils ont quitté l’Europe en 1996, pour un tour du monde en…10 ans ! 

Le lendemain, toujours grand soleil, on s’offre une petite nav pépère de 25 milles, agrémentée de la visite d’une épave de cargo assez impressionnante.  Echoué sur un banc de sable, il repose presque entièrement hors de l’eau, incliné sur babord.  Le banc est franc, on peut s’approcher assez près. On semble effrayer peu les locataires du lieu, une colonies d’oiseaux innombrables qui caquètent cependant beaucoup, pour nous éloigner sans doute. 

Le ciel se couvre un peu, et le vent nous permet d’ouvrir le gégène.  On est dépassé par un gros cargo, le Petralia, juste avant d’entrer dans le mouillage, superbe petit dédale d’îles que nous explorerons en dinghy après avoir mouillé Ataram  à quelques mètres de la côte, avec un bout à terre. 

Demain, on retrouve le Phil !  Il nous a confirmé son arrivée, qui fut longtemps plus hypothétique que prévu : le bateau était plein, plus de places pour lui, même pour ce court trajet.  Il a dû faire appel à l’aide de l’Armada chilienne, dont le grand patron à Puerto Natales a su convaincre le capitaine du bateau qu’il restait encore une place pour Philippe !  Donc, retrouvailles ataramiennes demain.