Journées du 30 janvier au 5 février 1999 : Vers Puerto Williams
 
Le lendemain, le passage a l'air faisable.  On passe une heure à défaire notre tissage, puis on entame un long bord de près qui nous mène tout droit dans le canal Brecknock,  ou presque, un petit contre-bord sera nécessaire pour ne pas se faire jeter sur les cailloux.  D'abord sous trois ris, puis sous deux pour avoir un peu de puissance, Ataram remonte vaillament la houle sèche et puissante du Pacifique.  Bien sûr, l'océan est clément aujourd'hui, mais c'est bon de voir son bateau se comporter bien dans cette houle.  On fait du sept nœuds, et ca passe bien.  Une heure plus tard, quelques grains accompagnés de grêle, nous sommes dans les canaux de la Terre de feu !   

On croise une belle goélette en acier, battant pavillon britannique.  Peu après, c'est un pêcheur.  Puis, encore un voilier.   Il porte un numéro, comme le précédent.  Sans doute des participants au Millénium rally, navigation en groupe organisée par Jimmy Cornell, pour marquer le passage au troisième millénaire.  Ca fait du monde dans les canaux, on n'était plus habitué ! 

On va se mouiller dans Puerto Edwards.  Erreur.  Encore une baie faite pour un cargo, trop grande pour nous : le vent s'engouffre dedans et le fond est profond.  Enfin, empelennage, plus kilomètres de chaînes, suffira de se boucher les oreilles pour ne pas entendre siffler le vent et racler la chaîne sur les cailloux, au fond.  Une fois mouillé, l'opération guideau reprend, celui-ci ayant décidé de faire la grève de la remontée…C'est pas le moment, avec plus de quinze mètres de fond, remonter l'empennelage et les mètres de chaîne de 12 mm commence a dépasser les forces de deux ataramiens, pour trois c'est limite.  D'où un samedi soir intéressant passé à bricoler dans le vent, la pluie, et petit plus, la grêle. Phil, forcément, s'y colle, et c'est Eric qui est choisi comme assistant électricité, tandis que Pierre fait l'ange du logis en préparant un pain, puis des pâtes reconstituantes. Avant ca, il a fait un peu de couture pour recoudre une sangle de liaison têtière de grand-voile - coulisseau (l'extrémité supérieure de la grand voile est renforcée par une pièce métallique sur laquelle est frappée la drisse).  Après avoir engouffré la bouffe, les deux travailleurs sont retournés dans le froid, petit Piet a débarrassé, fait la vaiselle, et le thé…"étrange la vie de bateau" a t'il écrit dans le livre de bord…  

Mais les efforts des mécanos seront couronnés de succès, et le lendemain, le guindeau fera son office sans rechigner.  Il fait 7 degrés dans le carré ce matin, et on n'est pas loin de se laisser tenter par un essai du chauffage. Mais on n'a plus de combustible…Trompé par la chaleur tropicale (au dessus de 10 °), on s'est laissé emporter, et on a versé toutes les réserves de diesel dans le réservoir du moteur.  A moins de siphonner, plus de carburant pour se chauffer !  Et on a pas encore assez froid pour siphonner ! 

La remontée du canal Ballenero se passe très bien, on croise encore des participants au rallye, et on va se mouiller dans Puerto Fortuna, qui donne sur le canal, pour une bonne nuit. 

Le matin, régate avec Najat, qui  a dormi plus loin, mais s'est levé plus tôt,  vers le seno Garibaldi, ou se jette…un glacier.  Oui on devient un peu accro.  C'est une régate génois + moteur, et Najat est avantagé par un son gros moteur, qui n'a rien  d'auxiliaire.  Mais on reste en tête jusqu'au seno, où on affale, car le vent est pleine face. Au moteur, on est impitoyablement passé.  Les beautés du seno nous font oublier la défaite…  Des dizaines de chutes d'eau se jettent dans le seno, sortant parfois de leur lit initial, glissant sur les pentes rocheuses dont elles arrachent toute la végétation, créant, quand elles se retirent, des "torrents de pierre" au milieu des mousses.  On arrive bientôt en vue du glacier, qui se dévoile après un dernier coude.  C'est un type différent des grands "murs de glace" très large que nous avons vu jusqu'ici. Très étroit, il dégringole vraiment de la montagne, comme une chute de glace.  Il s'insinue dans l'étroite vallée, et là où il est en contact avec l'eau, il n'a pas plus de 150 mètres de large.  Toujours aussi beau ! Un brash (banc de glaçon couvrant toute la surface de l'eau) interdit l'accès au fond du seno.  Najat a déjà pris la meilleure place pour mouiller, à l'abri derrière une petite île.  On ne veut pas se coller à eux, et on contourne donc l'île, pour aller se mettre dans un renfoncement de la côte, d'où on voit le glacier.  A peine sommes-nous mouiller que le brash se met en mouvement.  On se rend compte bientôt que l'on va être complètement entouré de glace.  Tergiversations sur Ataram : dangereux, pas dangereux ?  Avec le baro qui dégringole, est-ce prudent si on se prend du vent ?  La longueur de la discussion résout le problème, il n'y a plus moyen de rejoindre l'eau libre sans passer au travers de la glace flottante.  Dans ces conditions, autant attendre qu'elle vienne à notre rencontre.  On se laisse donc entourer complètement par la glace, pour se faire notre petit Antarctique à nous.  Le temps de faire les pitres avec les glaçons , de prendre quelques photos, s'offrir le whisky-glace le plus recherché après celui aux glaçons de l'antarctique, le brash se remet en mouvement, sans doute sous l'effet combiné du vent et de la marée.   

Le baro n'en peut plus de descendre, il est a 992 à 16 heures, et perd un millibar toutes les demi-heures.  Pourtant, il fait toujours grand beau temps !  Ataram est maintenant libre. On n'a pas beaucoup de raison de bouger, quoique que l'on soit complètement travers au vent, coincé par notre ancre et nos bouts à terre.   

Après une petite bouffe, Najat, qui a capté un weatherfax, nous informe de ce qu'une grosse dépression est au sud de la Terre de feu; elle est à l'origine de la baisse phénoménale de pression, sans doute, mais notre météo est sans rapport avec la chute : notre instrument électronique est à 985, tandis que notre vieux baro à aiguille est tombé hors graduation… 

A 22 heures, dernière vérification du mouillage avant la nuit : merde, ca a bougé, l'ancre a chassé, supportant mal la traction transversale, et on est plus près des rochers, bouts tout mous. Il faut bouger, défaire les bouts en dinghy, relever l'ancre empennelée, et retrouver un endroit convenable, dans le noir, car la nuit tombe.  On va mouiller très long, face au vent actuel, et faire des quarts pour veiller à l'éventuel renverse de vent. 

Nuit agitée, le vent contre le courant de marée soulevant une petite houle qui soulève Ataram par l'arrière. Ca tape dans les cabines d'Eric et Pierre.  Quand enfin tout se calme, on est réveillé par une sirène ! Coup d'œil par le hublot : dans le seno complètement libre de glace, un bateau de croisière revient du glacier !  Il est 7 h !  On est appelé par VHF, deux mots d'anglais, puis, à l'annonce de notre nationalité, le correspondant skippe au flamand.  Pierre, pas trop éveillé, bredouille quelques mots dans la langue de vondel, et le correspondant compréhensif passe au français !  C'est Gérard Broderle (sorry pour l'orthographe Gérard !), compatriote de Gand, il est chief expedition sur le Bremen.  Biologiste de formation, il travaille dans le tourisme et aussi pour la BRT (- Vlaamse televisie - ), pour des reportages de l'équivalent nordique de "jardins extraordinaires".  Le Bremen vient du nord, il va en Antarctique après un passage à Ushuaia, et au Horn.  Il a un autre rythme que nous : il sera au Horn ce soir, entre 18 et 20 h, et puis à Ushuaia pour la nuit !  Dans quatre semaines, après l'antarctique et la Georgie du Sud, il sera en Afrique du Sud (et Gérard repassera en Belgique, saluer-le pour nous si vous le connaissez !).  Gérard nous fait rêver, c'est la 25ème fois qu'il se rend sur le continent blanc…Et quand il n'est pas là, il est en Himalaya, où autres coins du genre…La bio, c'est combien de temps ? 

Vu le temps encore un peu dégueu, on se remet dans nos plumes, le meilleur endroit pour rêver non ?  En fin de matinée, on appareille, profitant de ce que le seno est presque tout-à-fait libre de glace pour aller voir le ventisquero Garibaldi de près.  On ne l'avait pas vu, mais il y a un bras secondaire qui arrivent sur l'est du seno. Joli spectacle !  

Puis on enfile le seno dans l'autre sens, pour rejoindre le Beagle.  Ce passage du canal de Beagle est fabuleux : sur quelques milles, on croise successivement une petite dizaine de glaciers, aux noms européens, qui se jettent dans le canal en venant du nord : Espana  Romanche, Alemania, Francia, Italia, et un ou deux bras sans noms.  Nous mouillons dans la jolie caleta Olla, presque au pied du glacier Holandia.  Le temps, qui s'était améliroé dans la matinée, s'empire à présent.  Les pitres de baro croient au soleil, car la pression remonte, mais tout est relatif, c'est encore le plus bas que l'on ait jamais eu !  On ne se risque pas à une promenade sur le glacier aujourd'hui, mais on commande une amélioration pour demain. 

Ha, on n'a pas été entendu là-haut !  Il fait…dépressif ce matin, tout gris, tout crachin, le vent gueule, le canal moutonne, les albatros font des concours de figures aériennes (ces gentilles bêbêtes ne s'amusent qu'au delà de 6 beaufort manifestement…).  La promenade est compromise.  On hésite un peu : est-ce qu'on va s'amuser à surfer dans le Beagle, à 10 nœuds sous génois seul, dans la brume ? Bof, on se lasse de tout, et puis on préférerait voir le paysage, le coin est sympa paraît t'il.  Dans ce gris uniforme, on ne devinerait même pas le canal Murray, qui là-bas plus loin à droite descend vers le Horn, à quelques dizaines de milles…  Et puis le site est encore améliorable !  On entame donc des quarts d'ordi.  Au bout d'une heure, les doigts devenus malhabiles -non il ne gèle pas, mais 7-8°, c'est pas un temps à faire du piano, ou du clavier, on laisse la place au suivant.  On tentera même de réchauffer l'atmosphère en faisant un petit feu dans Ataram.  

Pas d'amélioration dans la journée, peu pendant la nuit.  Le matin, il pleut, fait gris, mais il à l'air de venter moins, trop mauvais pour la promenade au glacier, sauf surmotivation qui ne nous habite pas.  Mais peut rallier Puerto Williams au portant, en filant, so vamos !  Superbe journée de nav, notre "ETA" (heure estimée d'arrivée) à Puerto Williams ne cessera de changer, de plus en plus tôt, au rythme des contrôles, omniprésent sur ce tronçon du Beagle, sans doute vu la présence, sur l'autre rive, de "l'ennemi" argentin.  A 17 heures, ce jeudi 4 janvier, notre longue étape patagone s'achève…Une des plus belles parties du voyage assurément.   

Puerto Williams est une base militaire en train de se transformer en ville.  Elle n'a plus l'attrait des petits villages perdus que nous avons croisés, et pas encore, c'est sûr, les avantages d'une ville.  Nous ne pensons donc pas nous attarder, malgré les rencontres de ponton super sympa : le F'MURR, immatriculé à…Mons, mené par un équipage franco-belge, pour un tour du monde en bande, avec tournante entre les équipiers.  Il a quitté la Bretagne le 15 janvier de l'année passée, pour passer Panama un peu après nous, et descendre la côte sud américaine en passant par les Galapagos.  Bientôt, il remonte sur les Falklands, et la côte est de l'Amérique latine.  Ils ont fait les canaux un peu avant nous, en naviguant souvent de conserve avec Pierre, retraité de l'aéronavale, et sa femme, en ballade depuis une dizaine d'années sur l'océan. 

De très beaux voiliers qui font du charter dans le coin nous font baver : Kotick II, à Oleg Belly, superbe bête de 60 pieds en acier, Sarah W. Vorwerk, à un chouette skipper hollandais, etc…  On va s'immiscer dans les carrés pour prendre des notes pour le prochain… 

Mais ils seront tous à Ushuaia, et on décide donc d'y aller dès demain. 

Mais nous négligeons un petit détail : nous sommes rentrés au Chili le 3 novembre; le visa est valable 90 jours, et nous sommes  le 5 février : date limite dépassée de deux jours !  Nous le savions bien sûr, et nous sommes enquis à plusieurs reprises de la question dans les gobernacion maritima, sous la forme  :vaut-il mieux voyager parfois par mauvais temps, et être à temps, ou risquer un ou deux jours de retard pour le visa.  Réponse presque unanime : vous n'aurez pas de problèmes pour deux jours, allez-y à l'aise.  Mais la gobernacion n'est pas la police de l'immigration… Et la police de l'immigration n'entend pas nous laisser sortir comme ca ! Il faut communiquer avec Punta Arenas, qui doit nous imposer une sanction, obtenir une prolongation…et partir !  Et comme nous sommes maintenant vendredi après-midi, aucune chance d'obtenir quoi que ce soit avant lundi après-midi.  Pas de départ avant mardi matin donc… 

Bah, le coin est beau, y'a des gens sympas tout autour; Najat vient d'arriver d'ailleurs. Prendre notre mal en patience ne sera pas trop pénible.  Notre seule limite est d'être à Ushuaia pour accueillir Voyou.  On a encore de la marge. On envisage, pour le week-end, d'aller dire bonjour au Cap Horn.  Ha oui, mais lito senor, pour cela il faut une autorisation spéciale que l'on ne peut obtenir qu'en semaine … Bon, bon, soit, on restera à quai, à bouffer, boire, se promener, et miracle : à mettre en marche notre chauffage !  Qui fonctionne, surtout grâce au bons offices de Monsieur Najat, qui est expert en Taylors, puisqu'il en a deux à bord.  On aura même chaud pour attendre !