Journées du 31 mai 98 au 18 juin  : vers les Marquises
 
 
Le dimanche 31 mai à l’aube nous sortons définitivement de l’archipel des Galapagos sur les traces des découvreurs espagnols (les polynésiens ont fait eux le trajet à l’envers bien avant cela). 

Hier, en fin de journée nous avons croisé « Martin », beau sloop en alu, qui est parti voici plusieurs jours.  A la VHF, le skipper nous a expliqué que ses enfants étaient tombé malades, et qu’ils avaient décidé de faire demi-tour.  Bien entendu, maintenant qu’ils se rapprochent des îles, les enfants vont beaucoup mieux.  Il nous annonce que le fort courant qui nous pousse continue loin au large de l’archipel ; il se bat contre celui-ci et le vent pour depuis deux jours pour remonter ce qu’il avait fait en un.   

La première partie de traversée va être assez calme ; agrémentée de musique et de lecture, elle va voir l’équipage d’Ataram se convertir à une nouvelle religion : le bien mangé en mer.  Philippe développe des talents qu’il possédait déjà, Eric se découvre une improbable vocation de pâtissier du bord, et Pierre rédige un ouvrage sur l’importance du tourné de poële dans le fristouillage des patates-oignons. 

On se met à la météo aussi, ce qui amène quelques discussions surréalistes sur le nom des nuages perturbés que l’on observe : alto-stratus ou stato-cumulus ?  La discussion touchant aux conséquences à tirer de ces observations se soldant souvent par le credo ataramien : « on verra bien ». 

Le 1er jour du mois de juin restera dans les mémoires comme celui de la première prise des marins-pêcheurs d’Ataram.  Alors que nous entamons un ris-maïs-concombres dans lequel, résigné, on se décide à mettre du thon en boîte, Pierre prétend que les lignes, les deux, bougent anormalement.  Perplexité à bord.  Pierre relève une ligne, et pour lui faire plaisir, Eric, narquois, relève l’autre.  Et là, sous nos yeux ébahis : poisson sur chaque ligne.  Les tendances sadiques de chacun se révèle au moment de l’assassinat des poissons ; Philippe s’avèrera le plus cruel, et y gagne le titre de bourreau du bord, docteur ès décapitation.  Désormais, c’est à lui qu’auront affaire toutes nos prises.  Il innove en décrétant qu’il ne sert à rien d’essayer de tuer, voire simplement d’assommer un poisson avant de lui couper la tête, s’attaquant à l’essentiel immédiatement.  La jupe du bateau est le théatre de cet affrontement sanglant ; elle peut heureusement être nettoyée facilement.  Et le carnage en vaut la peine ;  désormais nous goûterons régulièrement les productions de la mer.  Cette première prise est constituée de que nous croyons être un tazar, et d’un excellent thon rouge.  Sa chair est délicieuse crue, avec seulement quelques oignons, du citron, et quelques aromates.   

Nous voilà météorologues avertis, chef coqs en devenir, pourtant le temps se fait long ; notre compagnie ne nous réjouit plus autant, et nous nous inventons des compagnons pour se donner l’illusion que nous sommes nombreux sur Ataram : outre les déjà célèbres Gilles le pilote automatique et Marc-Quentin le régulateur défaillant, nous baptisons le spi Rémi, la grand-voile Josiane, le génois…Gégène, nos rapalas (poissons appâts en plastique) Roger et Robert.  Ca fait du monde à qui causer. 

Pendant le début de cette semaine tranquille, notre spi asymétrique aux couleurs de la Région nous tire dans un petit 3 beaufort.  Mais bientôt on reçoit des alizés plus costauds, faut enlever notre belle voile, notre petit morceau de chez nous (de 145 m2 quand même).  Le vent monte jour après jour, chaque fois que l’on affale, que l’on enroule Gégène, que l’on prend un ris chez Josiane, on pense que c’est pour quelques heures.  Mais non, toute toile enlevée ne remontera pas avant un moment, le vent l’a décidé.  La vie se fait moins exubérante sur Ataram… Bien que nous soyons au portant, avec les vagues sur trois-quarts arrière, les mouvements de bateau se font assez forts.  On se remet à barrer beaucoup, quand on a l’impression que Gilles n’assume plus très bien.  Le reste du temps, nos activités classiques reprennent le dessus : au hit-parade, sieste et lecture.  

Les petites tâches quotidiennes ne sont pas sans danger. Démonstration aujourd’hui par Eric.  En fin d’après-midi, alors qu' Ataram fonce sous génois tangonné, par 6 beaufort, sur une mer formée, il descend dans la jupe faire la vaisselle.  Il lui reste la planche à pain à rincer.   Il l’enfonce vigoureusement dans l’eau, la planche subit bien entendu une pression importante vu la vitesse du bateau, et entraîne Eric, accroupi sans sécurité.  Il esquisse mollement le geste d’attraper le régulateur d’allure pour se retenir, ne pensant même pas à la possibilité de tomber vraiment à l’eau.  Mais si, c’est possible, et plouf, le voilà dans l’eau, sa planche en main.  Pierre est dans le cockpit pendant cet exploit, et sa première réaction apercevant  Eric dans l’eau est de chercher le gag, le harnais qui forcément le relie au bateau ou le bout soigneusement dissimulé par ce farceur d'Eric.  Mais il  doit se rendre à l’évidence : il n’y a pas de gag, il y a un homme à la mer et le regard que s’échangent le mouillé et le sec témoigne de la surprise mutuelle.  Alors, les réflexes reviennent, Pierre appelle Philippe et ils arrêtent le bateau à quelques longueurs, génois enroulé avec son tangon, grand-voile choquée..   Eric, jusque là immobile, flottant sa planche à pain en main, ignorant combien de temps il allait devoir rester dans l’eau, se met à nager vers eux.  A chaque brasse dans cette mer quand même remuante, il perd un peu son beau sang-froid, et arrive au bateau les poumons plein d’un mélange eau-air assez peu regénérant.  Il sera quand même capable d’avaler la bouffe que Phil a préparé l’air de rien, pendant sa baignade.  Tout est bien, mais on évitera à l’avenir les vaisselles dans la jupe quand la mer est agitée… 

Le vent se maintiendra finalement une grosse semaine au dessus de 25 nœuds, grimpant jusqu’à 35.  Ataram file, jamais en dessous de 7 nœuds, et nous devenons des obsédés de la moyenne et de la meilleure pointe de vitesse.  On barre maintenant plus de la moitié du temps, autant par nécessité que par plaisir.  On se prend notre première déferlante, qui vient remplir le cockpit en inondant Pierre qui barre.  Les hublots des cabines donnant sur le cockpit sont bien entendu ouverte, et un peu de Pacifique s’insinue, une fois de plus, dans les couchettes de Pierre et Eric. 

Mais on ne battra pas le record de la traversée, le vent s’endort à l’approche des Marquises ; la mer résiduelle est très très brouillon.  Il est toujours aussi difficile de faire autre chose que de lire et de dormir, et barrer est devenu beaucoup moins drôle.   

Quelque jours plus tard, Rémi est convoqué sur le pont pour nous donner une chance d’avancer dans la pétole.  On a encore le temps de découvrir le soin que nous mettions à surveiller l’évolution de la pression atmosphérique, était quelque peu vain : nous apprenons au hasard de nos lectures météo que des variations de 3 mb peuvent êtres dues, dans les parages où nous nous trouvons, à un phénomène cyclique, les marées barométriques, qui sont particulièrement fortes ici.  Première entaille dans notre diplôme tout neuf de météorologue.  Plus dur, on constate bientôt que notre baromètre obéit à l’utilisateur : tapez à gauche, il descend, tapez à droite, il monte…Désespérés, on perd la foi mise en cet instrument depuis quelques semaines…

Heureusement, les conditions sont maintenant tout-à-fait clémentes. L’observation du ciel n’est plus qu’un passe-temps.  La pêche a repris, la fabrication de gâteau et de pain est maintenant journalière.  Les ataramiens perdent leurs carcasses faméliques dues à une sous-alimentation involontaire et s’engraissent à vue d’œil.  Le seul exercice physique pour compenser cet afflux de calories sont les incessants affalages et hissages de spi qui rythment nos journées.  Pour se dépenser, on s’offre d’ailleurs quelques beaux ratés, Rémi partant en drapeau tout au-dessus du mât.  Une chaussette ne serait décidément pas inutile, on pourrait manger nos pancakes tranquilles. 

Après 20 jours de mer, on arrive aux Marquises sous spi, dans des conditions de rêve.  On voit de très loin ces sommets tapissés de vert, Motane droit devant, Fatu Hiva sur babord, Tahuta et Hiva Oa, où nous allons, légèrement sur tribord.  En début d’après-midi, nous sommes mouillés sur deux ancres ( une à o'avant et une à l'arrière) dans le port d’Atuona.  C’est beau.  On n'est pas seul à faire le constat d’ailleurs : le port est embouteillé.  Et on nous dit que c’était pire la semaine précédente !