Journée du 28 Mars 98 : En route pour  Haiti
 
L'orage entraîne évidemment un vent constamment changeant en direction et en force. Il pleut maintenant comme dans les bons grains tropicaux.  Nous devons manoeuvrer sans cesse pour rester sur notre cap, en s'adaptant aux tournantes de vent pour s'en rapprocher. Eric a commencé son quart à 21 heures. A minuit, il note dans le journal de bord : "je peux enfin faire un point, le pilote tient +/-". Pierre a dû lui venir en aide plusieurs fois, notamment lors du grain, où le vent est monté jusqu'à 35 noeuds. On a mis les bastaques à poste pour soulager le gréement. Il fait noir comme dans un four, on a l'impression que si l'on passait à 10 mètres d'un bateau, on ne le verrait pas. 

Le quart de Pierre n'est pas plus reposant; le vent est toujours aussi changeant. Il faut empanner sans arrêt, enrouler et dérouler le génois. 

Vers deux heures, la pluie a cessé...pendant un moment. Quelques petits grains passent encore, juste pour tremper l'homme de quart. Le deuxième quart d'Eric est plus calme, mais se passe en ciré comme une nuit en Manche. 

Huit heures. Nous n'arrivons toujours pas à tenir notre cap idéal. Pierre fera une tentative au plein vent arrière, en mettant les voiles en ciseaux. 

A 9h30, enfin, le vent nous permet de faire cap direct sur le canal de Alto Vela, qui permet de contourner le Cabo Beata. Ce cap est proche de la frontière des deux pays qui se partagent Hispaniolia : Haïti et la République dominicaine. 

Eric est de "quart" de jour (d'habitude, même à deux, c'est un concept très relatif de jour, mais après cette nuit...), le temps est maitenant très beau et rien à l'horizon, hormis un petit point blanc encore très éloigné. Il tape le journal que vous lisez sur l'ordi. A chaque phrase, il reporte le moment de monter sur le pont faire un petit check. Quand finalement il se décide, il se retrouve face à une vedette des US Coast Guards américains, qui tourne autour d'Ataram. Il va prendre la VHF portable, et attend sur le 16 (comme nous devrions le faire en permanence). Après un demi-tour complet, et avoir donné l'impression que cela suffisait, la VHF retentit : ils en ont bien à Ataram. L'opérateur radio, d'une politesse excessive, va s'enquérir du nom, mensurations, provenance, destination, numéro d'enregistrement etc... d'Ataram et de ses passagers. Après un petit moment, sans doute consacré à des vérifications, l'opérateur demande s'il est possible que trois coast guards viennent à bord, pour une inspection "de routine". Il précise que ses hommes portent des chaussures qui n'abiment pas le pont des voiliers (pas d'épaisses godasses de marines) et que le dinghy qui les emmera à bord n'abîmera pas la coque. Devant tant de prévenance, comment refuser leur demande ? Nous les invitons volontiers. Même si nous n'avons pas imaginé pouvoir refuser, il faut dire quand même que nous ne sommes pas un bateau américain, et que nous ne sommes pas dans les eaux territoriales américaines. Nous n'avons donc à priori pas de comptes à rendre à un navire militaire, même s'il appartient à la première marine du monde. Il s'agit donc bien d'une invitation de notre part, où, comme la qualifieront nos hôtes, "une visite consensuelle". Comme nous n'avons à bord ni clandestin portoricain, ni armes, ni drogue (même pas de cigarettes), ni propagande communiste, ni fausse green card, ni japonnais commercialement conquérant, nous ne risquons pas grand chose. Nous sommes autorisés à continuer à naviguer sur notre cap pendant qu'ils mettent le dinghy à l'eau, ce qu'ils mettent une éternité à faire. 

Le dinghy s'approche, et agréable surprise, il y a trois filles sur les quatre visiteurs, tous jeunes. C'est malheureusement un couple mixte qui monte à bord. La fille est sympa, c'est elle qui dirige la visite. On lui montre nos papiers et la discussion tourne vite à la causette de marina (keske vous faîtes, ouske vous z'allez, c'est chouette, i'm so jalous etc...). Elle n'a pas les pouvoirs pour vérifier notre matériel de sécurité (puisque nous ne sommes ni américains ni en eaux territoriales américaines), mais elle se renseigne sur les obligations françaises en matière de sécurité etc... Pendant ce temps, son camarade visite le bateau, pas très méthodiquement, plutôt comme par principe, mais passe partout un de petit tampon qu'il tient d'une main préalablement revêtue d'un gant plastique. Ces tampons, nous expliqueront-ils, seront analysés par rayonnement, et cela permettra de déterminer la présence de tel ou tel produit. C'est surtout informatif dans des cas comme celui-ci, mais on imagine aisément l'usage que les agences américaines (affaires étrangères, douanes, mais surtout DEA, CIA etc) peuvent faire d'une telle banque de donnée. Prions pour que les locataires d'Ataram n'ait pas transporté de cocaïne à son bord... 

Le départ des US CG marque le début d'une nouvelle série de manoeuvres, parce que le vent en a profité pour changer... 

Tant qu'à faire, on se décide pour mettre le spi. On pense que l'asymétrique conviendra bien pour le cap que l'on va devoir faire. 

Comme Eric l'a hissé presque seul la première fois, on prend ça un peu par dessus la jambe. Et on réussit à l'envoyer complètement à l'envers, avec le point de drisse en point d'écoute, et le point d'amure en point de drisse... Brussel-Bruxelles est à l'envers ! (le spi assymétrique est celui qui porte les couleurs de la Région de Bruxelles-Capitale). Qu'à cela ne tienne, on affale, on le reprépare et on le renvoie...avec le point de drisse o.k., mais les deux autres inversés ! Serait-on fatigué ? On affale, ce qui à deux pour un spi de 145 m2 est quand même sportif (et ce qui veux dire chaque fois, resortir le Génois pour masquer le spi, car nous n'avons - pas encore - juger utile d'acquérir une chausette pour le spi); et on rehisse (et donc on réenroule le génois). Il est bien, mais ne convient pas du tout au cap que l'on doit faire finalement. Pas grave, on teste un peu. Au travers, ça fonce. On essaye un empannage pour tester la longueur de contre-écoute nécessaire (là, on fonctionne avec une seule écoute de bonne longueur, l'autre est une écoute de spi symétrique, trop courte; cela ne nous autorise qu'un empannage en lâchant complètement l'écoute, qui ne devient pas contre-écoute, mais atterrit dans l'eau). Toujours pas le bon cap... Il faut affaler. La troisième n'est pas la bonne... Le spi chalute (c'est-à-dire qu'il prend l'eau comme un filet de pêche le ferait), un bout sur deux reste coincé. Pierre sue en le ramenant à bord, Eric s'essoufle en courant - vraiment- de tous les côtés du bateau. Ouf fini. Reste à ranger.  

Quatorze heures. Après deux heures de ces petits jeux, on est à peine plus près du cap que l'on doit franchir, on est un peu crevé, on n'a pas mangé, et peut-être un léger ras-le-bol pointe-il son nez. Pour faire du vent arrière avec la pétole qu'il y a, deux solutions : le spi symétrique, qui nécéssite beaucoup plus de boulot que l'autre, ou le perkins. Et que croyez vous que nous choissîmes ? Oui, vous avez gagné, mais ne le dites à personne svp. Après une heure de vroum-vroum, miam-miam, histoire de manger un taboulé dans les vapeurs de diesel (comme on est vent arrière, on se prend tout sur le bateau), nous sommes prêt à en découdre avec éole. Du coup, ce lâche capitule et nous offre en reddition 15 noeuds de vent dans la bonne direction. Ces dispositions favorables de l'ennemi sont mises à profit immédiatement pour entamer une... sieste sur le pont, à l'ombre des voiles puisque pour que tout soit parfait, l'astre solaire est allé causer au génois, abandonnant la jupe et le cockpit d'Ataram, qu'il fréquente d'habitude assidûment. 

Deux heures de répit étant bien suffisantes, voilà le temps de modifier le cap. Bien entendu on se retrouve plein vent arrière. Ce coup-ci, on supporte, et Eric se tape un petit exercice de barre voiles en ciseaux dans la pétole, et dans la houle, soleil dans la gueule. Très bon pour les nerfs, mauvais pour les yeux. Trois quart d'heure plus tard, la pénitence est prestée, et on peut prendre un cap que Gilles peut suivre seul. La mer est très calme, le soleil part se coucher en répandant une lumière superbe; c'est l'heure du 'Ti Punch. Pourquoi dit-on que certains instants se méritent ? Et pourquoi a-t-on tellement l'impression d'avoir mérité celui-ci ? En tout cas, c'est la béatitude à bord. On immortalise ce grand moment ordinaire à la vidéo. Je crois que l'on est heu-reux. 

La nuit s'annonce belle. On a mangé tard cet après-midi, donc pas faim. Donc peu d'entrain pour préparer. Et quand Pierre et Eric doivent cuisiner, sans envie de surcroit, cela donne un repas très très frugal...Saucisses apéro - froides- avec compote et abricots en boîte comme dessert.  

On commence les quarts vers 21 heures. 

Pourquoi faut-il toujours qu'Eole nous emm... 

Toutes les demi-heures, il faut mettre un peu plus de Nord dans notre Ouest pour que les voiles ne battent pas. On sera bientôt à 30° de notre cap idéal. 

Il est bientôt minuit, le quart de Pierre va s'achever avec cette journée...