Journées du 9 au 26 novembre : vers Valdivia ( Chili)
 
20 H 30 Rien à faire, même en traînant, on a fini les préparatifs.  Le dinghy est remonté à bord, dégonflé, rangé.  On ira plus à terre.  On lance le moteur.  On remonte les kilomètres d’ancre.  Et on vire vers le large.  Dernière communication avec la terre : « gobernacion maritima, gobernacion maritima, aqui Ataram.  Si gobernacion maritima cambio.  Ataram sale para Valdivia señor.  OK sir, what’s your E.T.A. please (estimated time of arrival, heure – et date- estimée d’arrivée, permet une veille des bateaux en route dans les eaux chiliennes).  Something like the 29th of november, sir ; cambio (vingt jours, on compte prudent, il ne faudrait pas déclencher des recherches en étant en retard – mais ils sont prudents aussi, ils allongent les estimations de 50 % je crois).  OK, thank you.  We wish you a good navigation sir, « viento a un largo ». Cambio.  Et nous ému : « mucho gracias señor, mucho gracias para todo.  Cambio. Terminato ».  Si on pouvait traduire, on dirait à ce brave gars de quart, sans doute chilien du continent, et n’en pouvant rien, merci d’exister, merci à l’ile de Pâques, merci aux pascuans, merci aux moai, merci pour cette fabuleuse semaine, merci.  

Les batteries de la caméra sont à plat, le moral à zéro.  Tararaina – musique pascuane -, versions longues, alourdit encore nos cœurs, qui pèsent déjà des tonnes.  Adieux aux Peewit en VHF. 

A 22 heures, un petit souffle d’est s’est installé, on coupe le moteur, cap au sud- sud-est.  La logique veut en effet que nous descendions plein sud pendant quelques jours, pour aller chercher les vents d’ouest qui soufflent un peu au dessus des 40èmes .  Mais il règne sur le Pacifique sud un anticyclone désespérément grand, qui descend au-delà du 43ème, qui pourrait contrecarrer cette belle mécanique.  Donc, on fait quand même un peu d’Est, histoire de faire quand même quelques milles utiles vers Valdivia.  Il y a en en effet 1944 en ligne droite. 

Après une journée de pétole, progressivement le vent s’établit, de sud-est.  Pendant six jours, on  va jouer au jeu du chat dans la machine à laver qui persiste à aller contre le sens de rotation du tambour : six jours de près serré dans une mer courte et hachée, avec 6 beaufort établis dans la figure. L’activité  à bord est réduite au minimum : lecture (et encore, du simple, en gros caractère, et pas longtemps), bouffe (peu, et peu raffiné) ; dormir n’est plus un plaisir, on se tient en dormant, et on s’éveille courbaturé, fini les siestes-plaisir, le sommeil- refuge…Aller à la toilette constitue à présent un vrai exercice.   Le samedi 14 novembre, en honneur de son propre anniversaire, Eric nous prépare un gâteau au chocolat.  L’essentiel de la préparation se fait par terre, assis au pied de la cuisinière.  Le soir, on a droit à une distraction : on croise un cargo.  Comme on fait route de collision, on essaye de le contacter : il nous adresse deux phrases, nous disant juste « je vous vois », et basta.  Ben quoi, on ne taille pas une petite bavette ?   

Nos moyennes sont à pleurer, on n’arrive pas aux 100 milles utiles par jour, minimum psychologique qu’on a presque toujours assuré jusqu’ici. Evidemment, on n’est vraiment pas,  mais vraiment pas, au cap.  Tant qu’à faire, on descend vers le sud.  Mais ce maudit anticyclone est costaud : on est à 1030 mb.  La seule différence notoire perceptible jour après jour à bord de l’auto-tamponneuse est l’allure vestimentaires des ataramiens : tout a commencé, après Pâques, et sous les embruns du près, par les bas de ciré, enfilé sur le pantalon de pyjama (très confort), et le glazic breton au dessus.  Quelques couches en plus ont accompagnées la chute de la température, jusqu’à la laine polaire.  Puis sont apparues les godasses, vite accompagnées de chaussettes (oui, comme tout le monde, on répète à nos invités qu’il ne faut jamais être pieds nus sur le pont d’un bateau, et comme tous les navigateurs des tropiques, on n’a plus mis une chaussure depuis huit mois).  La veste de cité s’est imposé quelques jours après, et, la nuit du 15 au 16, ont a assuré nos quarts en bottes !  Il n’y a plus grand chose à ajouter, et on n’est pas encore dans le grand sud ! 

Autour de l’auto-tamponneuse, si le paysage ne change pas beaucoup, les oiseaux du grand sud sont apparus.  On a aperçu notre premier albatros le 14, et depuis, de nombreuses autres espèces : sterne, pétrel, et d’autres que l’on est incapable d’identifier.  Ce n’est plus un signe de proximité de la terre, ces oiseaux là planent dans le grand sud désert des jours et des jours.  On doit être une distraction mutuelle, car ils passent plusieurs fois autour du bateau.  Mais aucun ne nous suit encore, comme on a lu qu’ils le font parfois, pendant plusieurs jours. 

Le vent a commencé à tourner en mollissant le 16, et bientôt, on est au cap.  Au près toujours, mais au cap !  Le 18, le vent est nord établi.  On file au cap au grand largue.  Dans la journée, il forcit, on est bientôt à nouveau à 20 nœuds.  Ca nous permet de foncer.  On s’amuse à nouveau à la barre, mais ça se remet à bouger : on a changé le sens de rotation du tambour de la machine à laver ; c'est certes plus confortable, mais on va tellement vite que ça secoue quand même.  On s'offre des pointes à plus de 10 nœuds, et des journées à plus de 180 milles utiles.  Ca nous rappelle la traversée Galapagos - Marquises  

On peut se remettre à travailler à l’ordi, et constater que l’on est sorti du « trou » satellite.  Le monde nous revoici !  On pourrait se remettre à faire des petits plats, si seulement on avait de quoi.  Mais le frais est épuisé, et les boites de l’avitaillement géant de Papeete, mi-septembre, s’épuisent doucement.  Les spaghets règnent sur notre alimentation.  On commence à être impatients d'être à Valdivia, ses mac Do, ses bars, ses shipchandlers.  

Le vent forcit encore, il y a 30-35 nœuds.  Lors d’une vacation radio, Claude, qui reçoit des faxs météo, nous informe qu’un front a pénétré l’anticyclone.  Il nous arrive dessus.  C’est à lui que l’on doit ce costaud vent de nord. 

Et comme prévu, le vent passe Nord-ouest, puis ouest, alors que le baro tombe à 1008.  Le front passe à l’aube du 20 novembre.  Tout de suite après, le baro remonte et le vent passe sud-ouest, on empanne (ah, on va pouvoir dormir sur l’autre paroi, ça changera !). 

Pour une fois, on a compris un phénomène météo, et observé son déroulement logique.  On est très contents.  Du coup, après 24 heures de sud-ouest, le vent repasse au nord.  Pourquoi, on comprend pas vraiment.  Et alors qu’on en est encore aux hypothèses, il s’installe d’ouest.  Bon, soit, on reste des nains de la météo, mais maintenant, on a ce que l’on est venu chercher, l’ouest.  Oui, mais on n’en veut plus ! Maintenant, on doit presque faire de l’est, et vous souvenez, gentils lecteurs, que le vent arrière, c’est pas le fort d’Ataram.  Avec la houle qu’il y a, il n’y a d’ailleurs pas beaucoup de bateaux qui se comporteraient correctement vent arrière ; les voiles battent à chaque coup de roulis.  Tant pis, on lofe, on n’est plus au cap.  Reste à espérer qu’il passe sud-ouest... 

Dimanche 22, deuxième dimanche en mer depuis Pâques.  Seigneur, aura t'on notre jour de repos ?  Avec petite navigation tranquille au cap ?  Oui, mes fils, tout vient à temps à qui sait attendre.  Le vent tourne lentement au sud-ouest.  On peut finalement empanner et se retrouver au cap.  Merci Seigneur.  Mais pourquoi cette chute du vent, qui tombe tout en tournant ?  Ah c'est jour de repos pour Eole aussi. Bien.  Et même Zéphir nous refuse ses services.  Et on est obligé de mettre Perkins au travail (c'est permis ça ?).  Par solidarité, on bosse aussi, l'ordi chauffe.  C'est qu'il nous reste moins de 500 milles pour être à jour !  Eole s'éveille de sa sieste à l'heure hispanique, et on se retrouve au cap, avec 4 petits beaufort. 

Le vent, décidément un peu plus capricieux que ce que l'on pourrait attendre sous ces latitudes, repasse lentement au sud.  On est au travers.  La houle du grand sud nous berce de ses mouvements amples, la mer du vent n'est pas très forte.  C'est le moment d'aller faire le clown dans le mât pour réparer Josianne II, la nouvelle grand-voile, qui s'est abimée sur les deuxièmes barres de flèche, qui ont perdu leur protection, et remettre la protection en question.  Et bien, même dans ces conditions clémentes, à la hauteur des deuxièmes barres de flèche, ça bouge sec.  Eric, mal arrimé, s'offre un petit vol libre entre les haubans, endommageant quelques parties fragiles de son anatomie.  La pauvre Josianne II, dite "la jeune" est bien abimée pour son âge.  La voilà déjà pleine de petites pièces rouges.  Et bien sûr il faudra renforcer cela à Valdivia. 

Il ne fait plus vraiment chaud dehors, avec du vent et sans soleil, et les z'ataramiens se cloitrent dans le carré.  Qu'à cela ne tienne, Eole va nous permettre de sortir.  Il passe brusquement ouest, et tombe, tombe, tombe.  Allo Perkins, c'est pour un coup de main...Vroum vroum pendant toute la journée. Mais Ré est là, et on prend ce qui sera sans doute nos derniers bains de soleil.  Evènement, deux ataramiens se lavent des pieds à la tête, profitant de l'eau chaude que produit Perkins.  Il était temps...A l'odeur, on se serait fait mettre en quarantaine au Chili.  La semaine en ciré a laissé des traces... 

La nuit venue, Eole fait le noctambule, et soufflote, toujours de l'ouest, mais assez pour nous décider à nous lancer dans nos désormais célèbres "bords de grand largue".  Les quarts sont devenus des quarts d'ordi (mais oui, on travaille vraiment pour vous !).  Moins de 150 milles pour Valdivia (en ligne droite, et justement, c'est pas ce qu'on fait...).  Le baro retombe.   

Mercredi matin, moment solennel, nous larguons la lettre d'amour dans une bouteille que Jean-Luc nous a confié pour sa douce.  A 100 milles des côtes, elle a ses chances... 

A midi, après un empannage, on est au cap, le vent étant repassé au nord-ouest.  On va encore réussir à arriver de nuit !  Mais là ce n'est pas concevable : on n'a qu'une carte de l'Amerique du Sud de Panama au Cap Horn, Valdivia se trouve dans un Rio qu'il faut remonter longtemps, et le Rio est au fond d'une baie; c'est un peu comme vouloir trouver une rue dans le bas de Saint-Gilles en rentrant à Bruxelles par Koekelberg, avec une carte d'Europe (vous avez une impression de déjà lu ?  Haïti peut-être, Rangiroa...  Pâques même...Ben oui, on a été un peu pingres sur les cartes au départ, persuadés qu'on allait les trouver en route, et puis non...).  Et, rappel, le beau radar qui orne la paroi de la table à carte va de mal en pis...  Donc, il faut attendre le jour.  On ralentit donc le bateau, on a un ris, des tours dans le génois.  Mais on s'approche de plus en plus vite.  C'est que le vent monte, amenant des nuages, pendant que le baro tombe...Déjà vu (encore ! Ce livre de bord devient d'un monotone !).  Il fait un petit temps bien belge, crachin et ciel bouché.   

A 1 h 40, on aperçoit des lumières devant nous : le Chili !  A 2 h 30, Phil nous met à la cape, et trouve un bel équilibre de dérive, qui nous permet d'avancer lentement vers notre objectif. Le ciel s'obscurcit.  On aperçoit encore deux feux pendant quelques minutes, puis plus rien.  L'aube devrait poindre vers 4 h 30.  Mais rien ne se produit qu'un très vague éclaircissement du gris qui nous entoure.  Nous sommes à moins de 4 milles de la côte, et rien, absolument rien en vue.  A 5 h 30, c'est une évidence : il ne fera pas plus clair ni plus dégagé aujourd'hui.  Par contre, le vent monte, il y a 25 noeuds établis, et des rafales à 35.  Si on veut attendre de meilleures conditions, cela risque bien de prendre 24 heures.  On se décide donc a remettre en route, ayant pris un deuxième ris.  Allez, hop, là-bas il y a des douches chaudes, des cafés... A un demi-mille de la côte (théorique), toujours rien... A moins que, ce gris plus foncé... Oui, c'est une colline, déjà haute dans le brouillard de pluie.  Et là plus bas, c'est le blanc de l'écume de la mer qui brise.  Bon, ben on va éviter ce coin...Un petit peu plus au sud... Enfin, à tribord, une autre colline : on est bien dans une baie.  La bonne ? Ca on n'en est pas encore sûr : vu l'échelle de notre carte, on serait dans la baie d'à coté que ca ne nous étonnerait pas... Eric modifie le cap au fur et à mesure que se révèlent des brisants à babord.  Le vent s'est établi à 30 noeuds.  Il faudrait vraiment qu'on ne soit pas en train de s'enfoncer dans un cul de sac, remonter mer et vent ne serait pas de tout repos dans cet entonnoir...  Sortant du crachin tout à coup, un bateau de pêche arrive en face.  Ouf, il y a donc "quelque chose" là-bas au fond.  L'espace d'un instant, la côte se dégage assez pour aperçevoir un phare sur la colline, éteint bien sûr, puisqu'il fait jour !  Mais la description des formes, couleurs et hauteurs de la construction figure aussi dans le livre des feux (que nous avons ! Pas mal non  ?).  Youpie celui-ci est l'un de ceux qu'il nous paraît logique de trouver dans la baie du Rio Valdivia.  Déduction un peu douteuse quand même, puisque bien sûr, notre carte du continent ne mentionne que quelques très grands feux...  Mais parfois, on a droit a un peu de chance : plus loin, des bouées apparaissent.  Puis un deuxième bateau de pêche.  On l'appele en VHF, et, il répond !  Oui, Valdivia, c'est bien par là, le chenal à gauche...Heu et la nueva marina tu coneso (si si c'est comme ça qu'on cause le castillan sur Ataram...).  Bien sûr qu'il connaît, il y va !  Yahou, c'est bon, on peut se détendre.  La grand voile affalée (dans un "vrac" d'anthologie), on embouque le chenal derrière notre "sauveur".  Vent de face, on enroule génois.  Perkins, qui a fait mine de refuser de démarrer pour pimenter la situation tourne maitenant parfaitement.  Il doit aussi gagner contre le courant descendant.  On se traîne dans un paysage pour le moins différent de ce qui est devenu notre quotidien depuis six mois.  Pas un palmier !  Pas de ciel bleu.  Pas de lagon.  Pas de soleil.  Pas de plage.  Quelque chose comme les fjords de Scandinavie ou les baies du nord-ouest américain, pris dans un manteau gris digne des brumes écossaises, et un déluge d'ascendance belgo-irlandaise.  Si ce n'était la fatigue, nos têtes gorgées d'eau (avec le vent, il en rentre même par les oreilles, mais si), et nos mains décomposées,  on pourrait trouver du charme à ce paysage fantômatique.  Mais là...  Le chenal est très bien balisé; et de plus, notre "sauveteur" semble prendre sa mission à coeur, il nous attend dirait-on ...Flash, c'était pour nous prendre en photo !  Nous arrivons à la marina estancilla, où nous attend une lettre de Claude et Margot dans les mains de Victor, le gardien.  Un halte s'impose donc.  On manoeuvre un peu lentement dans le courant assez fort, tergiversant pour choisir une place, mais tout se passe bien.  A 9 heures du matin, ce jeudi 26 novembre, Ataram est amarré à la marina Estancilla, du clube de Yates de Valdivia, Chili. Oufffffffffffff.